Stages réalisés par Luc Merlaud
Master Transitions Ecologiques – Sciences Po Grenoble
2023 et 2024
Sous la direction de Catherine Sabinot et Samson Jean Marie (IRD)
Tuteur Sciences Po : Arnaud Buchs
En Nouvelle-Calédonie, où le changement climatique amplifie les phénomènes météorologiques extrêmes comme les sécheresses et les fortes pluies, les agriculteurs doivent innover pour préserver leurs cultures et garantir leur subsistance. Luc Merlaud, étudiant de Sciences Po Grenoble, a consacré deux stages de recherche en 2023 et 2024, à explorer comment ces agriculteurs combinent savoirs scientifiques et traditionnels pour s’adapter à ces défis croissants.
Deux stages au cœur des communautés locales et des institutions
Accueilli à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Luc Merlaud a mené des recherches de terrain en Nouvelle-Calédonie dans le cadre du projet CLIPSSA (Climat du Pacifique, Savoirs Locaux et Stratégie d’Adaptation), encadré par les chercheurs. Ces stages réalisés en 2023 et 2024, respectivement de cinq et quatre mois, ont permis des échanges approfondis avec des partenaires tels que l’Agence Française de Développement (AFD), Météo-France, l’Institut Agronomique Calédonien (IAC), ainsi que les communautés locales et les autorités coutumières. Ces travaux s’inscrivent dans le cadre de la thèse de doctorat de Samson Jean Marie, qui a co-encadré le stage de M2 de Luc Merlaud avec Catherine Sabinot, visant spécifiquement à comprendre la manière dont les agriculteurs combinent une diversité de savoirs pour s’adapter aux perturbations climatiques.
Une agriculture diversifiée et exposée
L’agriculture, sélectionnée comme secteur prioritaire par le projet CLIPSSA, se distingue par sa diversité culturale et variétale, qui entre dans la composition du champ. De plus, elle conjugue des logiques commerciales, vivrières et culturelles, reflétant une variété d’objectifs et de pratiques agricoles. Ces systèmes hybrides s’appuient sur des savoirs locaux, transmis de génération en génération ou partagés au sein des communautés. Ils intègrent également des connaissances scientifiques récentes, telles que les bulletins météorologiques, les données issues des centres de recherche, ou encore les informations fournies par des instruments modernes que les agriculteurs intègrent dans leur système de production agricole.
Déjà exposée aux aléas climatiques, l’agriculture calédonienne est de plus en plus vulnérable en raison de l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes. Cette vulnérabilité est exacerbée par l’influence de l’Oscillation Australe d’El Niño (ENSO), qui alterne entre des phases El Niño, marquées par des sécheresses sévères, et des phases La Niña, caractérisées par des précipitations excessives. Ces cycles climatiques, devenus plus imprévisibles et extrêmes sous l’effet du changement climatique, perturbent considérablement les systèmes agricoles locaux, entraînant des pertes de récoltes et des difficultés accrues pour les agriculteurs à planifier leurs activités. Face à ces défis, il devient crucial de mieux caractériser les enjeux actuels auxquels font face les agriculteurs, afin de concevoir des stratégies d’adaptation ajustées aux exigences locales.
L’étude s’est intéressée prioritairement à deux systèmes de cultures, intégrant majoritairement l’igname et le taro, deux tubercules essentiels pour la population calédonienne. Leurs besoins en eau opposés – l’igname nécessitant un climat sec et le taro un climat humide – en font des indicateurs particulièrement sensibles aux variations du régime des pluies. Ces cultures ont été étudiées dans deux sites, sur la côte Est et la côte Ouest, où coexistent des modèles agricoles variés (mécanisés, traditionnels, vivriers ou commerciaux).

Agriculteur à Canala, février 2024, Samson Jean Marie
Une approche collaborative et qualitative
L’étude a débuté par la mobilisation de la littérature sur les savoirs écologiques, la transmission des savoirs agricoles et les perceptions du changement climatique en Océanie. Luc Merlaud a également analysé les données d’entretiens précédemment collectées par les scientifiques du projet CLIPSSA, et celles recueillies auprès des agriculteurs et d’autres acteurs locaux.
Différentes phases de terrain ont été menées au cours de l’étude. Une première phase exploratoire s’est déroulée dans les communes de Canala et La Foa, permettant de dresser un panorama initial des dynamiques agricoles. En juin 2023, une ethnographie a été réalisée dans la tribu de Koh, offrant une immersion au cœur des savoirs traditionnels et des pratiques communautaires. Enfin, en 2024, une immersion participative dans une exploitation de production de tubercules tropicaux à La Foa a permis d’observer de manière concrète les techniques culturales, les adaptations mises en œuvre face aux aléas climatiques, ainsi que l’intégration des savoirs scientifiques et locaux dans la gestion quotidienne des cultures.
Les entretiens et observations ont été retranscrits et analysés à l’aide d’outils qualitatifs comme Rqda, et complétés par des historiques climatiques détaillés pour contextualiser les phénomènes évoqués.
Quand la science et la tradition façonnent les choix agricoles
Dans les champs, les décisions agricoles naissent souvent d’un subtil dialogue entre savoirs traditionnels et données scientifiques. Dans ce travail, il a été constaté que ces interactions se révèlent parfois dans la prise de décision agricole, où les indicateurs écologiques issus de l’observation de l’environnement se conjuguent avec les données scientifiques pour guider les pratiques des agriculteurs. Illustration frappante : un agriculteur, alerté par une annonce à la radio prédisant un épisode El Niño, s’est tourné vers les roseaux Phragmites australis, poussant près de ses cultures. Anormalement enroulées sur elles mêmes et parfois desséchées, les feuilles de ces plantes, qu’il perçoit comme des sentinelles naturelles annonçant la sécheresse, ont confirmé la menace évoquée par les experts. Rassuré par cette concordance entre science et nature, il a ajusté ses cultures, anticipant une période de sécheresse avec des mesures adaptées pour minimiser les pertes.
Il a également été identifié que les migrations professionnelles des populations entre la côte Est et la côte Ouest favorisent une dynamique d’échange de savoirs agricoles. Sur les exploitations mécanisées de la côte Ouest, des travailleurs agricoles enquêtés, originaires de la côte Est et de la tribu de Coindé, affirment acquérir des techniques modernes, telles que l’irrigation ou la gestion des maladies, qu’ils adaptent ensuite aux contraintes hydriques et phytosanitaires de leurs territoires d’origine. En retour, les exploitants de la côte Ouest bénéficient du savoir-faire traditionnel de leurs employés, notamment pour les cultures d’igname et de taro, essentielles face aux aléas climatiques. Ce brassage entre modernité et traditions tisse un réseau d’apprentissage mutuel, contribuant à l’adaptation des pratiques agricoles face à la vulnérabilité climatique des exploitations.
« C’est plus sec ici, et moi je n’utilise pas d’engrais, ça ne pousse pas pareil. J’ai donc donné ces variétés de taro [taro dit de montagne] à [mon employeur]. Parfois, [mon employeur] vient avec des machines pour labourer mon champ et construire des billons pour que je puisse cultiver mes ignames. »
Agricultrice à la Foa, entretien réalisé en avril 2024
Les pratiques traditionnelles héritées des années 1970, comme le paillage ou l’utilisation de systèmes d’irrigation en bambou, côtoient des équipements sophistiqués tels que des sondes d’humidité et des stations connectées dans les champs. Ces dispositifs, comme ceux utilisés par un agriculteur interrogé à la Foa, permettent un contrôle précis de l’irrigation en croisant des indicateurs sensoriels et numériques.
« Je regarde par exemple l’état des feuilles, leur couleur, pour savoir si elles manquent d’eau, en plus des données fournies par mes sondes. J’enfonce également mon doigt dans le sol près de quelques taros choisis au pif pour sentir l’humidité. Après avoir vérifié tout ça, je décide s’il est nécessaire d’arroser ou non. »
Agriculteur à la Foa, entretien réalisé en avril 2024
Cependant, l’intégration des savoirs scientifiques dans les pratiques agricoles rencontre des limites. Certaines recommandations agronomiques, diffusées par des techniciens ou les médias, ne sont pas toujours adaptées au contexte local, soit en raison de contraintes économiques, politiques, soit par volonté de préserver des systèmes de culture dits « traditionnels ». Cette inadéquation souligne la nécessité d’un dialogue renforcé entre les chercheurs, les techniciens agricoles et les agriculteurs pour développer des solutions plus pertinentes et accessibles.
Vers une approche élargie des stratégies d’adaptation calédoniennes
Ce travail de recherche rend compte de l’importance de l’articulation des savoirs traditionnels et scientifiques dans le renforcement de l’adaptation des pratiques agricoles en Nouvelle-Calédonie, face aux contraintes climatiques. Si ces échanges favorisent l’innovation, des obstacles subsistent, notamment dans l’appropriation des recommandations scientifiques parfois inadaptées aux réalités locales. Un dialogue approfondi entre chercheurs, techniciens et agriculteurs est indispensable pour coconstruire des solutions accessibles et durables, dynamique que le projet CLIPSSA ambitionne de favoriser.
Retrouvez les mémoires et présentations de soutenances de Luc Merlaud en cliquant sur ces liens :
- Stage 2022-2023 : le mémoire – la présentation
- Stage 2023-2024 : le mémoire – la présentation